dimanche 1 novembre 2009

Représentation et Stéréotypes ... la suite


Deuxième moment:

Aller vers l’autre est un chemin plein d’épines, mais aussi de bonheur. L’ouverture à l’autre conduit à l’amour. Et « l’amour a ceci de terrible qu’il détruit toutes les barrières ». Il « impose silence aux adjectifs : à tous les ceci et cela dont l’autre, avant l’amour, était orné». L’amour permet ainsi l’économie des conflits. Quand nous nous ouvrons à l’autre, nous apprenons à le connaître. Et quand nous le connaissons, nous découvrons qu’il est vrai. Ainsi le goût de l’autre, reste gravé dans la mémoire de Binebine, goût de l’amitié, de la complicité, un goût de groseilles !
« Nous nous embrassions tendrement et les lèvres de Prospère avaient comme un goût de groseille. C’était un jeu. Le nôtre. Lascif et dangereux et que nous nous répétions à l’envie, même quant ce n’était pas dimanche (…) tout cela est si loin maintenant…j’ai comme un pincement au cœur en pensant à mes amis dont je n’ai plus de nouvelles… quant à Prospère, croyez-moi si vous le voulez, pas une fois je ne pense à lui sans avoir dans la bouche comme un goût de groseille. » (p56, 59)

« La salive du marabout » ou la beauté du laid, est une volupté, chez Canetti en face du dégoût et de la nausée. Entre étrangeté et fascinement, le dégoût et la nausée du narrateur cèdent la place à la chaleur amicale du vieil homme à son égard.

« Le vieux avait fini de mâcher et il avait recraché la pièce. Il tourna vers moi un visage rayonnant, prononça une bénédiction à mon adresse et la répéta six fois de suite. La chaleur amicale qui se répandit sur moi pendant qu’il parlait était telle que je n’en avais jamais reçue de semblable d’aucune créature humaine. » (p36)


Alors que dans le quartier juif, le mellah, c’est surtout une haine et du mépris qui prédomine la rencontre avec les mendiants :
« Près de la porte, à l’intérieur de la muraille, il y avait encore des mendiants. C’était des hommes barbus et vieux, quelques-uns sur des béquilles, d’autres aveugles. Je sursautais car je ne les avais pas remarqués… il se précipitait vers moi comme un vieil animal menaçant. Rien dans son visage n’excitait la sympathie…j’eus l’inexplicable sentiment qu’il voulait m’écraser de tout son poids. Il me donnait le frisson. » (p58)
Les mendiants juifs n’ont éveillé dans la personne du narrateur que dégoût et peur, un sentiment d’antipathie. Même les voix transmettaient une hostilité et une énergie négative emplie de méchanceté et de colère :
« …les voix des autres, ceux qui étaient restés derrière lui, s’unirent à la sienne en un chœur plein de méchanceté. » (p59).
Cette représentation n’a rien de définitif, à sa sortie, le narrateur fut fasciné par ces derniers, par tant de misère. Il est arrivé même à se sentir reconnaissant d’être en vie et en pleine possession de ses capacités physiques et mentales. Une chaleur humaine le submergeât, chassant toute mauvaise impression du début !


Canetti exprime son insatisfaction de dire, de se dire. Il a beau s’exprimer ce n’est jamais assez. Une source inépuisable, cela relève de la gageure que de dire cette ville :
« Dès que je me tais, je m’aperçois que je n’ai encore rien dit. »(p 27) ou encore « une substance qui tourne mes mots en dérision » (idem)
Cette interrogation sur la possibilité de la langue de représenter se manifeste tout d’abord, au niveau de la sensation. Dans la reconnaissance de nos semblables nous voyons la confirmation de l’exactitude de notre jugement qu’il vaut mieux traduire par perspicacité que par prudence, cette puissance d’un esprit pénétrant et subtil capable d’apercevoir ce qui échappe à un regard inattentif et qui fait la liaison avec la sorte d’action à entreprendre. Bien au contraire, il est un mode d’élargir sa pensée et de s’ouvrir à la pluralité.
Binebine, en revanche, exprime son incapacité de taire tout un héritage historique, idéologique, social relatif à la représentation de sa ville. Son dire est parfois marqué de sagesse, de nostalgie mais le plus souvent teinté d’un dégoût insurmontable, mêlé de fascination mais de répulsion aussi. A titre d’exemple, l’épisode relatif à la représentation du palais de la« Bahia », objet de fascination de son ami Antonio_ dont les photos illustrent ce présent ouvrage et constituent une autre représentation immédiate, instantanée sans fuir pour autant une certaine mise en scène_ « pour faire atterrir Antonio de son nuage, je lui racontai l’histoire de mon père, pensant louer les vertus de Ba Ahmed qu’il tenait en haute estime, (…). Le vizir, disait-il, était si gourmet qu’au milieu de chaque repas, on lui apportait une cuvette d’argent pour soulager son estomacs des mets fraîchement engloutis, une vidange indispensable pour pouvoir honorer les plats qui n’en finissaient pas de défiler. Cet immonde cérémonial était salué de l’assistance d’une fanfare de rots non moins dégoutante. Ba Ahmed pouvait ainsi répéter l’opération à l’envie… ».
Le dégoût que l’auteur laisse exploser dans ce chapitre, se transforme en une certaine catharsis libératrice d’un flux de dénonciation et d’un refoulé longuement ruminé par l’écrivain -enfant :
« Je fis remarquer à mon ami que la favorite aurait eu du mal à trouver un poème illustrant cette fâcheuse habitude. Les dignitaires étaient certes sensibles en matière d’architecture, mais le raffinement qu’Antonio cherchait à me vendre était pour le moins contestable. Cette engeance, vile et méprisable, serait aujourd’hui poursuivie pour pédophilie et esclavage si l’on regardait de près l’age des concubines et des mignons qui peuplaient ses harems. L’arbitraire de son pouvoir féodal et corrompu, dont on traîne encore les boulets, nous a jeté pour une durée indéterminée dans les affres du Moyen- Âge. Oui j’avais dit (ce que je n’avais pas su dire à mon père) tout le mal que je pensais de ces suzerains qui incarnaient à mes yeux l’arantèle dans laquelle nous nous débattons encore, et qui continuent de faire des émules dans nos villes et campagnes. » (p 74-75)

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