dimanche 1 novembre 2009

Représentation et Stéréotypes ... excipit






La dimension acoustique occupe une place non négligeable dans les deux romans, et entretient des rapports éclairants avec le registre spatial. Déjà, une première lecture permet de se rendre compte que les romanciers sont sensibles à tous les bruits.
La fenêtre joue ici un rôle assez clair qui voile et dévoile un intérieur détérioré, un intérieur étouffant qui écrase les personnages :
Chez Canetti, la fenêtre est symbole qui accuse cette claustration physique et psychologique. Du coup on pense à la prisonnière de proust. Cette voix qui s’en échappe est mélodieuse, douce et caressante. Ravisseuse est bien l’image que va nous imposer cette figure de blessée, exilée de choses, qu’on n’ose pas toucher, mais qui vous fait sa proie. Un visage, rien qu’un visage et le reste se perd dans un noir ténébreux, une prison, et le jugement tombe subitement :

« Sa voix restait toujours douce, aussi caressante que si elle avait tenu ma tête entre ses bras. Mais je ne voyais pas de mains elle ne montrait rien de plus que son visage. Peut-être ses mains étaient-elles liées ? La pièce où elle se tenait était obscure. Dans la rue où j’étais planté, brillait un soleil éclatant… » (p 41)
Aux ténèbres des maisons, espace de claustration féminine dans la représentation de Canetti, s’oppose un extérieur lumineux voir éclatant. Quoi de plus anormal pour une société qui cache ses femmes et ses lieux de culte que de révéler le secret de sa production !

« Dans une société aussi secrète, qui cache jalousement aux étrangers l’intérieur de ses maisons, le corps et le visage de ses femmes et jusqu’à ses temples, cette sincérité de ce que l’on fabrique et que l’on vend, est doublement attrayante. » (p23)

De là, on peut déduire comment la femme est représentée dans l’imaginaire des écrivains étrangers : mineure, soumise, prisonnière si ce n’est dans une maison alors sous son voile épais. Finalement, on rencontre ce lieu commun littéraire.
Chez les arabes, il n’a jamais été prévu ou envisagé que des femmes puissent être seules ou échappent à une tutelle masculine quelconque. Dans ces rapports entre sexes, il n’y a pas de places possibles de femmes libres, libres de leur corps, de leurs déplacements ou de leur mode de vie. Leur exclusion est simple sous la forme de déviance mentale ou de prostitution.
Cette vision n’est pas limitée uniquement aux étrangers, même les écrivains locaux la perpétuent. C’est ainsi que l’on remarque que la fenêtre chez Binebine, marque le lieu de la différence. Une maison qui en possède une n’a rien de semblable d’avec les autres :
« À la différence des autres maisons de la médina, celles de la rue du Pardon étaient pourvues de fenêtres donnant sans pudeur sur la rue. Pis encore, ni moucharabieh, ni fer forgé ne protégeaient ces ouvertures, si bien que les femmes pouvaient se pencher à loisir vers l’extérieur ». (p62)
La rue du pardon (ou derb la’fou, comme il se prénomme en arabe) est une venelle réservée aux femmes de joie. Elle porte son nom sans doute, à cause des aveugles qui demandent l’aumône aux pauvres pécheurs.
La fenêtre est, aussi, espace spectacle, un regard qui conduit à l’altérité : le mode de reconnaissance chez Binebine se limite dans ce passage à un nombreux éventail de clichés : l’autre est répertorié, définit, son appartenance établie par la description de son couvre chef. Voir, devient un spectacle :
« Le spectacle peu réjouissant se limitait à un essaim de crâne, couverts ou non, s’agitant dans les deux sens : bérets militaires, calvities intelligentes, turbans pieux, fez nantis ou capuces des culs-terreux frais débarqués de leur brousse. »(p62)

La représentation stéréotypée de l’autre apparaît plus évidente chez BINEBINE que chez CANETTI. En effet, la femme se taille la part du lion dans l’emploi abusif des clichés que ce soit dans le hammam ou dans la rue du Pardon.
L’enfer n’est pas uniquement le regard judicateur des autres pour le narrateur, il est « le sien » dans la représentation du hammam :

« Elle (sa mère) se méfiait comme du diable de ce lieu propice à tous les vices, à toutes les tentations…mon sceau à la main en direction de l’enfer. Longtemps j’ai eu à subir cet univers glauque, humide, peuplé de chair flasque, de fesses pour la plupart gigantesques, de mamelles pendantes comme des outres à moitié vides, de pubis broussailleux sous des ventres dégoulinants, et une profusion de cris stridents répercutés par mille échos fantomatiques. » (p77)

La femme est présentée par Binebine dans ce chapitre comme la plus vilaine créature qui existe sur terre, à se demander où veut en venir l’écrivain artiste par cet amas d’images stéréotypées ?
« Échouée par malheur à cet endroit (hammam), une banale médisance se transformait illico en affaire d’état : circulant de bouche en bouche, lichottée par une nuée de langues baveuses et vipérines, elle s’étoffait d’éléments croustillants, virait du soupçon à la demi-vérité, puis à la certitude absolue, s’amplifiant jusqu’à l’outrance du mélodrame pour se répandre telle une traînée de poudre dans la ville. » (p78)

Les images grossissantes employées par l’écrivain, parlent d’elles-mêmes. Si ce n’est pas des lieux communs, des clichés littéraires stéréotypés, alors c’est une obsession. Au contact des femmes ou de l’une plus particulièrement, c’est l’ambiance du bain maure qui prône ! Le souvenir que le narrateur garde de cette expérience en dit long sur son rapport au contact des femmes.
« Mille fois je revivrai la scène où, immobile sous le monticule de chair suintante, je voyais ma raison abdiquer devant mon sexe souverain. Impression d’étouffement, sueurs acres et nauséeuse, ambiance humide de bain maure, haleine empestant l’ail, lèvres baveuses découvrant les étincelles d’un sourire acheté au prix d’or. Et le khôl dégoulinant comme des larmes de cendre. Les cheveux gras aux relents de henné envahissant ma bouche et m’empêchant de crier. Non contre la sorcière qui suçait mon sang et secouait mon corps fébrile, mais pour faire taire la meute d’aveugles qui braillait dans la rue, emplissant l’atmosphère des effroyables punitions qui m’attendaient dans le ciel. » (p67)
La voix n’est pas toujours source de joie, tantôt elle est castratrice et fait preuve de violence et de cruauté (les mendiants), tantôt elle est l’ouverture d’un imaginaire, douceur et plaisir (voix du griot, des conteurs). La même chose est sentie pour le regard. L’écrivain est à la fois le spectateur et l’objet du spectacle, il s’offre au regard comme il jouit du spectacle regardé. Binebine en vient à remercier les aveugles pour l’absence de leur regard :
« J’avais enfin compris la présence saugrenue des aveugles dans la rue du Pardon. Si leurs psalmodies trouvaient grâce auprès des pêcheurs reconnaissants, c’était surtout parce que leurs yeux morts ne jugeaient pas. » (p67)
par l’expérience du regard et celle de l’ouie, Elias Canetti a fait de l’autre et de soi par l’autre des moyens pour consolider son statut d’étranger dans un espace non moins étranger. Les voix de Marrakech est, en effet, l’expression de l’impression après un voyage mais surtout l’expression de la voix de l’étranger qui se fraye un chemin dans les voix des autres. La seule voix qu’il cherche à honorer est celle des origines, celle d’un Adam qui ne pèche pas par la différence et ne prêche pas la différence. Ulysse ou Adam ? Héritier de la différence, son œuvre est une conciliation avec lui et les autres.


A la fin de toute conduite magique, nous sommes amenés à dire l’intérêt de la représentation stéréotypée à dire l’inexprimable, à accuser, à dévoiler, à attirer l’attention parfois sur des faits sociaux qui, nous paraissent tellement évidents, que nous n’y prêtions plus attention, comme s’il font partie du cadre de notre vie quotidienne. Qu’est-ce que la présence, l’instant, l’immédiat, en bref ces instances qui donnent au sujet l’impression d’une existence véritable, ces petits moment justement où il y a comme une certitude d’être là, corps et âme, parfois dans un silence édifiant ?

Nous sommes habitués à considérer que la pensée ne saurait se passer de mots. Dans cette acceptation, la pensée commencerait par un arrachement du voir, ce qui voudrait dire que jamais elle ne saurait se présenter d’abord, dans la présence la plus immédiate. Et donc, la représentation devient objet de connaissance
Les semblants de clichés sociaux, que nous avons décelé chez Canetti, sont nécessaires : quoi de plus naturel que de représenter l’orient par ses caractéristiques spécifiques telles que les méharis, les palmiers, le désert, le soleil, femmes voilées et pudiques ou encore par le désordre qui règne par rapport à un occident ordonné, structuré, froid…

A notre sens, la représentation occupe aussi une position particulière dans la sublimation en tant que « régulatrice narcissique » ; plus que la parole de l’Autre, elle accentue chez le sujet une présence à soi-même dans les intermèdes silencieux de la vie. Elle est productrice d’espaces de langages et en même temps opératrice dans ces espaces.
« Oh ! Oui, cet épouvantable silence résonne encore aujourd’hui dans mes oreilles. » (GM, p67,), dans le vacarme des cris, les voix sont l’expression du silence et de la quiétude, et c’est à l’écrivain voyageur de dire : « on va et viens respirant le silence. » (V M, p25)
En bref, la représentation se trouve au carrefour de l’immédiat et de la connaissance, elle s’alimente des deux systèmes ce qui explique largement sa difficulté à se libérer des présupposés, des répétions, des représentations stéréotypées. En effet, la notion de stéréotype pose le problème de la répétition et de l’originalité d’un écrivain. Dans la production d’un texte littéraire, l’écrivain dispose d’un système de représentation de deux dimensions. L’une concerne la structure profonde du texte : le contenu, la permanence, le thème. Cette structure est vouée à la répétition puisque l’écrivain ne peut la créer ex-nihilo. L’autre dimension, en revanche, lui est propre : c’est la variation et la variante, le miroitement des apparences,    Il y aura toujours cet inévitable de la répétition, on ne peut pas se débarrasser complètement de ces manifestations résiduelles. Nous pouvons la nommer en empruntant un terme de Freud « les dragons du temps originaire ».

Notre propos dans cette étude comparative était de montrer comment la représentation de l’autre et du même ne peut échapper à la représentation stéréotypée gérée le plus souvent par les connaissances et les présupposés. Ceci dit, nous nous demandons si le recours au ressassé, au consommé, à la répétition d’images figées ne cache-t-il pas une intention tapie au plis et replis du texte, une intention que seuls des lecteurs avertis peuvent déceler dans les interstices du langage ?

GM: Le Griot de Marrakech
VM: Les Voix de Marrakech

6 commentaires:

  1. Suffit-il d'avoir un savoir didactique et de le partager généreusement? Non hélas, il n'est pas donné à tout lecteur de lire et de comprendre kalimate.
    Merci pour ton offre, Les deux textes se livrent sans résistance sous tes doigts habiles.

    faut-il le mentionner à chaque visite (sourire)
    Youssef l'ami de kali.

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  2. Youssef, merci d'être mon ami.Un travail que j'ai voulu partager, peut-être cela aiderait quelqu'un. Je sais combien c'est dur de trouver des livres de critique, on en a tous souffert à un moment ou à un autre.
    je propose des pistes, des axes de lecture rien de plus.
    au plaisir de te lire :)

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  3. A l'intersection de la perception de chacun(e) se situe un espace de vérité "juste", Kali nous livre le filigrane que les deux auteurs, absorbés par leur volonté d'altérité consciente, ont sacrifié sur l'autel de la création, l'Amour, cet état définitif d'évolution du coeur qui s'ouvre à l'autre sans compromis ni négociation.
    Remarquable défi et exercice périlleux entre tous, car entrer au hammam n'est pas en sortir.

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  4. L'autre, le même, le différent...terminologie de la différence, de la ressemblance début de la souffrance et l'homme persiste dans son ignorance à vouloir cerner l'autre, le classifier, le limiter, le cloitrer, le contenir dans un concept régulateur... Alors qu'il est plus facile d'aimer.
    Même si on ne guérit jamais d'avoir aimé. Cette phrase me revient à tout bout de champ, voilà, je m'en suis débarrassée. Merci mon cher Yuggy.

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  5. nul besoin d'aller au hammam pour voir un oiseau encagé,ses disgrâces résident dans ses ailes rendues inutiles, sa beauté se volatilise par son incapacité de voler, voir cet infirme obligé suscite de la peine.
    Ouvrez, ouvrez, la cage aux oiseaux
    Regardez les voler, c'est beau...

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  6. La beauté est elle un vol à ailes déployées?
    La liberté est elle une sensation de non limites?
    L'eau est-elle libre quand elle se déverse en flot loin du verre qui la contient?
    Est-on libre de vouloir ce qu'on veut?
    ...
    Oui, la beauté est un vol à ailes déployées loin de la contrainte, de l'allusion, de l'illusion, de l'esclavage physique et idéel, de la limite, de la possession, de l'obstacle...
    Merci MG de me pousser à bout alors que ma tête bouillonne de fièvre, j'espère que ce n'est rien de méchant.

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