dimanche 1 novembre 2009

Représentation et Stéréotypes


Premier moment

La définition du voyage comme tout à la fois pratique essentielle de saisie, du monde sensible et discours sur cette saisie autorisait en effet le rapprochement des trois disciplines : l’histoire, la littérature, la géographie. Plus encore, la définition du voyage comme déplacement dans l'espace caractérisé par la rencontre de l'autre commandait l'appel aux spécialistes des représentations de l'espace et de l'altérité, aux côtés des praticiens de l'histoire culturelle. Trois pistes sont ainsi exploitées et proposées aux voyageurs et écrivains futurs : l’attention au dedans, à l’intériorité ; un regard attentif à l’imaginaire, au rêve que peut susciter la découverte du « réel » ; le travail de l’écriture toujours à même de recréer le monde, de le renouveler.

Passage obligatoire pour la connaissance de soi est la rencontre de l’autre, qui est le miroir de soi ; le voyage nous enseigne ainsi à faire face aux difficultés de la vie et aux souffrances qu’elle engendre. Tant il est vrai pour arriver à soi, il faut passer par l’autre, ce passage (apprentissage) ne se faisant pas toujours sans douleur.
Les "horizons du voyage" ,qui sont ainsi proposés sont certes différents mais les méthodes pour y parvenir peuvent être rapprochées: un voyage de disparition qui mène au monde extérieur pour Canetti, au "lointain intérieur" pour Binebine; une présence du narrateur corrigée par une certaine discrétion ; un humour indéniable; un travail extrême du moyen d'expression; un renouvellement du texte grâce à un savant "mélange de genres"; un talent de portraitiste; le sens de la poésie, l’aveu des déroutes et des défaites, etc. Représentations ainsi que lieux communs littéraires sont au rendez-vous.

Selon la conception philosophique classique, la représentation a pour office d’indiquer ce que l’on se représente. Ainsi le dictionnaire Robert l’entent-il comme « le fait de rendre sensible (un objet absent ou un concept) au moyen d’une image, d’une figure, ou d’un signe » ; il s’agit de faire voir, de mettre devant ses yeux. La pensée semble aller de pair avec l’image. Qu’est-ce qu’en l’occurrence l’image ? Elle apparaît comme une reproduction et porte donc en elle l’idée d’un objet qui serait son référent. Elle impliquera un regard, un potentiel de projections et d’associations à son égard donc, de l’espace réservé à du tiers et par ailleurs parmi les nombreuses pensées qu’elle soulève, l’on peut retenir qu’elle est une découpe singulière et que dans cette mesure, elle exclut toute autre scène, tout en portant toutes sortes de scènes en elle puisque sa fonction même est de susciter des transferts.
Ce sont ces modalités d'écriture qui permettent de dire le monde, de le traduire en le recréant mais aussi celles qui permettent de faire rêver le lecteur que nous tentons de cerner plus précisément, en insistant sur le caractère novateur des pratiques: Canetti comme Binebine parviennent en effet à "réinventer le voyage", c'est-à-dire à "proposer des usages nouveaux afin que, n'importe où, le voyage demeure garant de sens ou d'exotisme quand ceux-ci ne sont plus donnés mais à retrouver ou à susciter" (Jean-Didier Urbain, Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs et autres voyageurs invisibles).

Idée séduisante ainsi qu’originale que de comparer deux textes qui traitent du même espace : « la ville de Marrakech » selon la vision de deux générations d’écrivains de part et d’autre de la Méditerranée, dont les regards n’ont jamais cessé de se croiser.
Comment représenter l’autre sans user et abuser des clichés et des lieux communs inhérents à ce genre d’écriture ? Comment sentir cette réalité toujours en évolution et en fuite ? Comment représenter l’autre sans le réduire à une vision stéréotypée, fantasmée, dominée par des présupposés préétablis par une littérature cloîtrée dans les certitudes littéraires ? Par quels moyens alors peut-on entrer dans cette citadelle souvent verrouillée ?

Pour Elias Canetti autant que pour Mahi BINEBINE le regard, la voix seront les moyens communs pour une tentative d’aller vers l’autre, que ce soit de l’extranéité ou de l’intériorité, de sonder sa profondeur et peut-être exorciser ses propres démons. Exercice fascinant, douloureux pour le premier, étranger effectif de la ville,qui essaie de la découvrir dans son intensité à travers ses voix dans Les voix de Marrakech ; doublement douloureux pour l’autre, natif de la ville, et qui donc ne se limite pas à la mimesis. L’héritage est la meilleure source d’inspiration. Originaire de Marrakech, notre écrivain a grandit dans ses ruelles et s’est abreuvé de la tradition oratoire de la grande place Djamaa el fana, notamment par la voix du griot, personnage dont le récit porte le nom . Ainsi Le griot de Marrakech est-il plus qu’un récit où la deuxième et la troisième force de la littérature dominent (mathesis et semiosis), mais aussi un travail de la mémoire chargé par des symboles, des signes et des repères autobiographiques. En effet, autrefois, près de chaque patriarche, roi ou empereur se trouvait un griot. Celui-ci avait pour rôle d’être le messager, le porteur de la voix de celui ou de ceux qu’il servait. Il était le témoin privilégié des grandes séances de décisions socio-politiques chez les rois et empereurs. Lui et ses descendants relataient l’histoire dont il a été témoin. Le griot de Marrakech, sera pour le lecteur, cette voix intarissable qui raconte la ville, la recrée, l’enrichit par une multitude d’anecdotes et d’images saisissantes. Mieux encore qu’un guide touristique c’est une parole qui dit un espace. Mais comme toute parole est une subjectivité, jusqu’à quel point la représentation de Marrakech fuira –t-elle la représentation stéréotypée ?
Chez Canetti, le voyage ou la rencontre avec l’autre devient champs d’investigations, de recherches et d’expérimentations. Un nouvel Ulysse explorant des univers sociaux réalistes. D’un autre côté, le fait d’explorer un espace à travers ses voix ou la voix nous pousse à réfléchir sur les véritables motivations de l’écrivain. En effet, c’est un voyage qu’il effectue vers le sud, un voyage qui est le contraire de l’itinéraire parcouru avec sa famille dans son exode vers le nord, fuyant l’Espagne. Cette quête effrénée des voix, n’est elle pas une excuse pour se chercher soi-même, plonger dans ses racines juives, se chercher et se donner sens ? Finira-t-il par se retrouver comme il l’affirme ici :
« J’avais l’impression d’être véritablement ailleurs, parvenu au terme de mon voyage. Je n’avais plus envie de m’en aller. Je m’étais déjà trouvé ici, il y avait des centaines d’années, mais je l’avais oublié. Et voici que tout me revenait. J’y trouvais offertes la densité et la chaleur de la vie que je sentais en moi-même. J’étais cette place et je crois bien que je suis toujours cette place. » (p53)
Cette petite place, au cœur du mellah, sera baptisée par l’auteur « le cœur », son propre cœur qui n’a jamais cessé de battre pour l’autre, pour le même, pour l’identique, en un mot, pour l’Humain.

2 commentaires:

  1. Tu n'arrêtes pas de faire le professeur kali, c'est plus fort que toi.Je donnerais cher pour m'asseoir sur les bancs de ta classe. La lecture de nos jours devient un luxe que peu de gens cherchent.

    Youssef, ton ami.

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  2. le satané brouhaha et le vacarme de la tienne ne te suffisent pas?!!! c'est rare quand j'éprouve du plaisir à enseigner et pourtant j'aime ce que je fais.
    J'ai créé un atelier de lecture, viens quand tu veux quand tu peux, tu aimeras certainement:)

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